par Dominique Rey
On le sait, le comportement et le style de communication d’un interlocuteur ou partenaire est souvent marqué par sa culture d’origine. Il l’est également par sa personnalité individuelle. Mais comment se comparent ces deux facteurs ? L’un est-il plus important que l’autre ? Que prendre en compte en priorité, dans l’action professionnelle, managériale ?
C’est la question soulevée implicitement sur le forum du Club de l’Interculturalité par deux posts évoquant des typologies de la Personnalité : l’Ennéagramme et le modèle de Belbin, dont je dirai quelques mots plus loin – mais je voudrais d’abord élargir le propos.
Cultures et personnalités sont clairement des domaines distincts : ils ont même quelque chose d’antinomique, les unes décrivant un fait social collectif d’une société donnée, les autres des configurations ancrées comme leur nom l’indique au cœur de chaque individu. Mais je suis d’accord avec Philippe Delbos (et Erin Meyer) : cultures et personnalités influencent les comportements, et méritent un examen attentif à ce titre. Sans confondre leurs modes d’intervention, qui sont bien différents.
D’où nous viennent nos comportements ?
Pour y voir clair, notons d’abord qu’un comportement ne prend racine et sens que par rapport à une situation. Entre ces deux termes – situation et comportement – plusieurs facteurs vont jouer, aussi bien au stade de la perception de la situation qu’à celui de la disposition à l’action. Des facteurs tels que :
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- les rôles (et l’identité) à tenir par la personne ; et les normes professionnelles et sociales qui s’y attachent, y compris la culture organisationnelle ;
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- le cadre de référence personnel (expérience antérieure mobilisée, formations acquises, émotions et sentiments suscités) ; et les compétences et savoir-faire accumulés
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- les intérêts objectifs en jeu, bien sûr, ainsi que les buts, valeurs et motivations personnels ;
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- les dynamiques de groupe, qui modifient les comportements individuels, et sont précieux non seulement pour leurs effets de cohésion et de conformité, mais aussi pour les émergences, les élaborations et les changements collectifs qu’elles permettent ;
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- les dynamiques d’interaction, qui se produisent entre deux ou trois personnes, et répondent à des schémas explorés notamment par l’Analyse Transactionnelle, et dans lesquels les interlocuteurs peuvent être entrainés, souvent à leur insu, par des logiques qui les dépassent ;
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- la (ou les) culture(s) dont la personne est porteuse, avec les logiques de pensée et d’action qu’elle induit, les filtres et codages qu’elle comporte ;
- et enfin cette dimension très personnelle, foncièrement subjective, qui vient se superposer à tous ces autres éléments, et qu’on va désigner par les termes un peu vagues et englobants de personnalité ou de caractère.
A partir d’une situation donnée, chacun de ces facteurs va jouer, et c’est leur conjonction, forcément complexe, qui va se traduire par un comportement.
Un comportement en partie délibéré et bien maitrisé par la personne, et en partie induit de manière intuitive et instinctive, en tous cas échappant à son contrôle conscient.
La personnalité : un facteur difficile à caractériser
Par définition, ce facteur « personnalité » est celui qui colle le plus à chaque personne, qui lui appartient de la façon la plus intime et inchangeable. Et aussi ce qui peut le plus difficilement se diviser rationnellement en traits clairement isolables et analysables : c’est le noyau irréductible et insécable, l’ADN de la personne, une fois dépouillée de tous les autres facteurs, de ses rôles sociaux, de son expérience, etc. C’est ce qui ne s’acquiert pas, ne se change pas, et ne se voit pas – sauf par le biais de ses effets sur les comportements.
Depuis la théorie des humeurs d’Aristote et les Caractères de La Bruyère, diverses typologies ont été échafaudées. Elles diffèrent par le « plan de coupe » qu’elles adoptent sur ce noyau complexe de la personne humaine. Certaines sont faites pour caractériser des déviances ou affections psychiques (paranoïaques, hystériques, pervers, etc.). En milieu professionnel, on en rencontre plusieurs pour l’initiation des managers à la diversité des personnalités. Le Process Comm. par exemple (avec ses termes caractéristiques comme le “Travaillomane“). Ou l’Énnéagramme, modèle établi sur des bases originales et quelque peu ésotériques, mais dont les exposés fournissent des éclairages intellectuellement intéressants, parfois surprenants d’acuité.
L’un des plus réputés pour sa rigueur est le MBTI de Myers & Briggs, inspiré de réflexions de Goethe, qui donne des éclairages humanistes sur la manière de chacun de percevoir et de s’inscrire dans le monde. Avec ses axes croisés et son questionnaire, ce modèle met bien en évidence les différences de sensibilité et d’attitude : matière à introspection, profilage utile à un coach et pour déterminer des formes privilégiées d’apprentissage. Mais, au-delà de contrastes comme Introverti / Extraverti, bien connus et repérables à l’œil nu, l’information fournie par le modèle est peut-être trop fine et nuancée pour être exploitable en pratique en situation professionnelle. Comme si une telle typologie était à la fois très juste, donnant matière à une intéressante réflexion personnelle, mais ne fournissant que des prises trop abstraites ou ténues pour être opératoire en contexte professionnel. Combien de managers s’en servent pour mieux comprendre leurs collaborateurs ?
L’illusion de la maitrise
Je me demande si cette réserve ne vaut pas pour la plupart des typologies de personnalités : trop grossières ou trop fines, et comment en faire usage ? Il y a de toutes façons une difficulté à objectiver un être humain, à « définir sa vraie nature ». C’est une tâche souvent tentée, et très généralement mise en échec. Même par des approches scientifiques. Et les neurosciences ne sont pas près d’y parvenir…
Au fond, beaucoup de ces travaux sont mûs par l’idée de maitriser la connaissance de la nature humaine et de pouvoir en contrôler l’expression. Un idéal de maitrise – caractéristique de la culture occidentale – qui s’exprime ainsi dans la quête d’outils et de moyens de contrôle. Prétention illusoire !
Cette notion de personnalité, comme noyau invariant niché au cœur de la personne, est d’ailleurs contestée par d’autres théories qui considèrent que la personne ne s’exprime,
et même n’existe vraiment, que dans l’interaction avec autrui en situation (réelle ou virtuelle). Des théories qui valorisent l’idée de l’homme « animal social ».
De fructueuses approches « interactionnistes »
C’est ainsi que tranchant sur cette recherche d’une « vraie nature » permanente de chacun, des approches comme l’Analyse Transactionnelle (AT) présentent des conceptualisations et modélisations qui éclairent de façon convaincante les comportements induits par les interactions à 2 (ou 3) personnes. Et comment les dynamiques qui s’y jouent modifient les attitudes et conditionnent la qualité et l’efficacité des relations tant horizontales que hiérarchiques. L’AT donne une modélisation très développée de ces effets, avec des notions telles que le “PAE“, et surtout les “Positions de vie“, les “Jeux“ ou le “Triangle Dramatique“, aussi utiles pour expliquer que pour rectifier les comportements.
Avec le concept de Scenario, l’AT donne d’ailleurs une version aussi simple que pertinente des profils de personnalité.
On pourrait aussi citer la PNL et la Sociodynamique parmi ces modélisations visant les puissants effets produits par les interactions.
D’autres dynamiques qui influent de façon très affirmée sur les comportements sont celles qu’on observe dans les petits groupes (de 4 à 12 ou 15 personnes), correspondant justement à des tailles courantes d’équipes. Les dynamiques collectives qui s’y produisent sont bien documentées depuis les travaux des sociologues américains du milieu du 20ème siècle, avec leurs effets spécifiques de cohésion, d’implication et d’alignement, de distribution de rôles, mais aussi d’élaboration collective qui permettent sous certaines conditions des prises de conscience et des changements d’opinion et de pratiques. Je les ai mentionnées parmi les facteurs-clés des comportements, car ces dynamiques modifient les conduites des individus dès qu’ils sont placés en situation de groupe. Ce sont des ressorts essentiels pour le management des équipes, très utiles aussi pour la conduite du changement.
La roue de Belbin : un profilage très comportementaliste
Comment se place le modèle de Belbin dans cet ensemble de démarches ? Un peu à part ! C’est un modèle qui vise bien à définir des personnalités, mais… par les types de comportements qu’elles induisent : à travers la manière dont ces personnalités-types se comportent dans des activités en entreprises (notamment de type projet). A l’inverse de l’Ennéagramme ou du MBTI, c’est donc une typologie directement orientée vers l’action. Largement diffusée dans les formations au management d’équipes, elle distingue 9 rôles jugés nécessaires pour faire du bon travail en mode projet ou start-up, et libellés comme suit: Créative, Monitor Evaluator, Coordinator, Resource Investigator, Implementer, Completer-Finisher, Teamworker, Shaper, Specialist. Le modèle définit et classe les personnalités en fonction du rôle dans lequel elles peuvent exceller – dans ce type particulier d’équipes.
Étroitement focalisée sur l’action professionnelle, définie selon des résultats observables, cette typologie ne s’embarrasse pas de chercher la nature profonde des personnes. Elle échappe du coup aux critiques faites plus haut sur la difficulté d’utiliser les profils de personnalités essentialistes. Délibérément pragmatique, est-elle pour autant utilisable ?
Les Dream Teams existent-ils dans la réalité ?
J’ai toujours pour ma part eu un doute sur cette approche, qui fait miroiter le moyen de constituer une équipe parfaite, vraiment performante. Mais combien de managers ont-ils le luxe inouï de choisir chacun des membres de leur équipe ? On ne peut pas toujours jouer au sélectionneur de l’équipe nationale de football ! Même s’il s’agit d’un nouveau projet à “staffer“ entièrement, on connaît les difficultés des Chefs de Projet pour obtenir les collaborateurs qu’ils souhaitent auprès des Directeurs Métiers. C’est qu’il faut aussi (et d’abord) assurer les compétences techniques…
Et puis, même si l’on y parvient, avec à la fois les bonnes compétences et les bons profils, comment des personnes aussi différentes dans leur style de travail vont-elles s’entendre ?
En définitive, Belbin est peut-être surtout utile pour faire le compte des talents qui vous manquent ! Parvenir à réunir dans la réalité un tel “dream team“ apparaît plus comme une vue de l’esprit que comme une réponse réaliste à la question de la mise en cohérence des comportements. Pragmatique, à l’anglo-saxonne, mais pas réaliste !
Un Leadership de qualité s’appuyant sur les dynamiques d’équipe
Faute de disposer d’emblée de “l’équipe idéale“, on voit en revanche l’importance qu’il y a à assurer un véritable « management » de l’équipe, capable de mobiliser ses membres autour d’un objectif commun, d’établir un climat de solidarité et de confiance, permettant de bien communiquer et se coordonner. Incitant chacun à achever ses tâches en temps voulu, à donner ou demander au besoin un petit coup de main décisif à un collègue.
Un manager expérimenté connaît l’importance de réserver des temps de régulation et d’information réunissant toute l’équipe, où les créatifs, les contrôleurs, les spécialistes et les autres profils pourront se comprendre et s’accorder ensemble, et faire valoir leurs talents particuliers au profit de la réussite et de l’intelligence collective. En bref, pour le manager, il s’agit de faire de l’équipe telle qu’on lui a transmise ou telle qu’il a pu la recruter une équipe performante, grâce à un management efficace, en s’appuyant sur les ressources et les ressorts des Dynamiques de Groupe pour obtenir de ses membres, tels qu’ils sont, des comportements cohérents et fructueux.
Et les cultures ?
Les cultures ne sont sans doute plus ici à présenter. Ce n’est pas le lieu de rappeler ici l’ampleur des différences observables entre cultures, même de la part de pays voisins comme la France et l’Allemagne ou l’Angleterre, ni sur quels points, essentiels en contexte professionnel, elles se différencient : conception du temps et de la capacité à maitriser l’avenir, conception des règles et des relations hiérarchiques ou latérales, manière de s’exprimer explicite, directe, critique ou au contraire implicite, indirecte, consensuelle ; manière d’établir la confiance et d’assurer l’efficacité, etc.
Il est évident que de tels points de divergences ont des effets très visibles sur les comportements. En situations interculturelles, c’est de loin le facteur le plus important de différenciation des comportements.
D’où l’importance que nous attachons à approfondir les divers aspects de l’Interculturalité et voir comment les traiter. Et notamment à mieux comprendre à partir de cas concrets ce qui se passe lorsque des personnes issues de sociétés différentes sont amenées à se rencontrer et coopérer. Et à identifier comment développer la capacité des interlocuteurs à s’ajuster en situations opérationnelles, et à adopter ensemble des comportements compatibles.