par Dominique Rey
Sans un minimum de confiance, comment travailler, échanger, collaborer avec d’autres ?
Mener à bien une mission, un projet… Etablir une coopération performante, ou même simplement efficace… C’est difficile, voire impossible : faibles synergies, mauvaise communication, coût en temps et énergie des précautions nécessaires pour se prémunir contre un mauvais soutien, voire une trahison des engagements pris… Partout dans le monde, la confiance dans les interlocuteurs et les partenaires est un élément-clé de la réussite et de la performance collectives. C’est même sans doute le plus important après la compétence, devant même la motivation et l’engagement individuel de chacun.
Mais elle ne s’obtient pas, ne se construit pas partout de la même manière. Absent des échelles comparatives à la Hofstede et consorts, ce facteur majeur très subjectif et culturel de l’action collective mérite mieux que cela. En voici quelques éclairages très généraux.
En commençant par un récit malicieux qui peut nous décentrer de nos habitudes et évidences occidentales. Dans sa BD « l’Arabe du Futur », le très fin Riyad Sattouf met en scène son père partant à la recherche d’un magnétoscope au marché noir dans le Damas des années 1990, en paix mais sous la férule du régime. Enfant, il assiste à la conversation qui s’engage à demi-mot avec le trafiquant. L’objet a été défini. Encore faut-il construire la confiance mutuelle avant de s’engager ouvertement dans la transaction illicite entre deux inconnus. Comment font les deux Syriens ? – « Ils ont discuté jusqu’à ce qu’ils trouvent une connaissance commune ». S’ensuit un échange de paroles minimales, à « contexte riche » bourré d’implicites, autour de la chaine de liens familiaux et d’amitié (le cousin, le voisin, un village, le frère) que les deux hommes viennent de mettre au jour et qui leur permet maintenant de se sentir reliés, connectés dans la logique clanique, avec la garantie d’entraide et de loyauté qu’elle procure. Une découverte ponctuée et scellée par un rituel d’échange de cigarettes. Un palier de confiance essentiel a ainsi été acquis, et la transaction risquée peut alors s’ouvrir et se dérouler.
Que montre ce cas pédagogique que nous offre ce récit ? L’expression d’une culture typiquement communautaire ou plus exactement « familialiste », par opposition à celles des sociétés occidentales régies par des règles de droit « universelles », s’appliquant uniformément à tous. La différence entre les sociétés occidentales (régies par des Règles) et les « cultures du Lien » (ces sociétés régies par les adhésions familiales et claniques et leur obligation de soutien et loyauté) me paraît très fondamentale pour comprendre bon nombre de comportements et de différences en contexte interculturel, et dans le cas présent la manière dont s’établit et se construit la confiance. Quelques précisions s’imposent sur les logiques dans lesquelles fonctionnent ces deux grands types de sociétés et de cultures.
Cultures du lien
Ce sont les sociétés où l’individu se perçoit comme membre d’un groupe sur lequel il s’appuie pour assurer son développement et sa sécurité. C’est le cas notamment au Proche et Moyen-Orient et autour de la Méditerranée, et dans toutes les sociétés tribales ou de clans (y compris les fractions religieuses ou ethniques). La confiance coule le long des liens de cousinage et d’appartenance préétablis, avec des priorités selon le degré de proximité (avec des principes tels que « avec mes frères contre mes cousins, avec mes cousins contre les voisins, avec les voisins contre les étrangers »).
Dans ces systèmes familiaux ou claniques, il n’y a pas de lien de confiance à construire en interne, puisque le devoir de solidarité est préexistant : on est sous le régime de l’obligation (résultant des devoirs du sang ou de la communauté).
Ces systèmes n’excluent pas des extensions par affinités ou par « camaraderie » (d’études, d’armée, de militantisme, d’une épreuve ou expérience forte traversée conjointement) : on se fait un ami qu’on considère alors « comme un frère », avec toutes les « obligations » de solidarité, réciproques, qu’implique cette équivalence familiale.
En présence d’un inconnu, la confiance peut difficilement s’établir hors de ces liens préétablis claniques ou fraternels : il faudra donc chercher ensemble et trouver un lien indirect via parentés, voisinages et amitiés. Dès que cette connexion est trouvée, la confiance peut s’installer et l’on peut commencer à se sentir à l’aise et faire des affaires. Et c’est exactement ce que Ryad Sattouf nous montre avec son regard amusé et ses intéressants témoignages d’une expérience de vie à cheval entre deux cultures très contrastées.
On voit bien comment cette logique familialiste ou clanique permet de sceller de solides relations de solidarité et de confiance, mais aussi en contraste les avantages que les Occidentaux ont su tirer de leur propre système culturel, notamment pour développer à grande échelle des activités entre personnes n’ayant aucun lien particulier – à part la croyance et l’adhésion qu’elles partagent à un système de règles communes et uniformes, dûment appuyées sur des institutions adéquates, dans un cadre d’Etat de Droit.
Cette démarche de recherche nécessaire d’un lien personnel peut paraître à un œil occidental hasardeuse et coûteuse en temps. Mais on doit reconnaître que la qualité et la solidité de la relation de confiance obtenue par ce moyen sont tout de même remarquables et valent bien la peine, au-delà du cas du marché noir de Damas, d’y consacrer un peu de temps dans un bavardage beaucoup plus sérieux qu’il n’y parait. Faute de quoi il faudrait infiniment plus de temps en observations réciproques avant que la confiance puisse être établie. C’est aussi la fonction de ces conversations informelles destinées à mieux connaître ou sonder l’interlocuteur avant de parler affaire « sérieusement », que des Occidentaux pressés et « orientés tâches » déplorent comme des pertes de temps.
Avec un étranger, sauf s’il a déjà dans le pays de solides ancrages et références, cette recherche de connexion est en général impossible. Il faut alors avoir recours à un autre
dispositif de construction de la relation de confiance, assez ingénieux, qui équivaut à un test rapide, et que je développerai dans un autre article pour ne pas alourdir celui- ci.
Après ce survol des logiques culturelles claniques, les traits propres au système « universaliste » occidental devraient nous apparaitre d’autant plus nettement.
Cultures de la règle
Dans les sociétés occidentales, la confiance est dans une large mesure assurée, même vis-à-vis d’inconnus, par les règles claires et uniformes qui y régissent une bonne part des relations de la vie courante et professionnelle. Ces règles générales (consacrées par l’État de droit) sont complétées par des conventions écrites particulières : des contrats, très généralement honorés (sous les garanties qu’offrent les Assurances ou la Justice).
Il est difficile lorsqu’on a toujours vécu dans ce régime de prendre la mesure de la sécurité et de la prévisibilité qu’il assure dans nos vies, notamment professionnelles.
De sorte que la construction de la confiance ne concerne que « le reste », le surcroît par rapport à ce socle déjà assuré par cette organisation de la société très régulée, et l’adhésion qu’elle recueille. Ce surcroît de confiance, qui est toujours bon à prendre, se fonde alors sur des liens familiaux ou des affinités personnelles, sur l’appartenance à un groupe particulier avec ses normes de comportement, ou simplement l’habitude de travailler ou converser ensemble. Dans les sociétés occidentales modernes, ces liens de confiance plus personnels sont ainsi largement optionnels, libres, « gratuits », du fait que l’essentiel des gros risques est d’ores et déjà bordé par les règles et les contrats.
C’est évidemment cette conception d’une société très libre, très ouverte à l’initiative, permettant au commerce et à l’industrie de se déployer au loin et à grande échelle, caractéristique de la culture européenne, qui a permis l’expansion, l’hégémonie économique et la prospérité occidentales. Ce socle de confiance reposant sur des règles, complétées par des normes collectives telles que les cultures organisationnelles, qui facilite et sécurise la coopération entre personnes ne se connaissant même pas aura été un atout notable du modernisme occidental.
Cultures de la relation et du réseau
Il existe un troisième grand mode de construction de la confiance, familialiste lui aussi mais ayant ses ressorts propres. On l’observe en Extrême-Orient et particulièrement en Chine. Il repose sur le modèle de base familial, mais avec un processus d’extension assez codé qui amène à la construction de réseaux de relations personnelles de confiance, les guanxi. A la différence du mode clanique, ces relations sont librement choisies et supposent d’être entretenues régulièrement par des dons ou gratifications réciproques. Mais c’est une autre histoire, très intéressante aussi, et qui mérite une description plus détaillée – un bon sujet peut-être pour un autre article.
Comme on le voit dans ce bref survol, la construction de la confiance s’effectue selon des voies fort différentes selon les régions du monde. Le modèle occidental et ses logiques ne s’impose pas automatiquement à des sociétés familialistes, majoritaires en
termes de populations. Bon à savoir lorsqu’on est amené à travailler en contexte interculturel, vu l’importance de la confiance comme facteur d’efficacité et de sûreté dans la plupart des situations professionnelles.
On peut d’ailleurs remarquer qu’avec ce thème de la Construction de la Confiance, nous avons un bel exemple d’un facteur dynamique de la rencontre interculturelle très important dans l’efficacité opérationnelle, en contrepoint aux dimensions classiques des différences culturelles, plus statiques (au risque d’essentialiser à l’excès), abondamment commentées jusqu’ici dans les travaux sur l’Interculturalité.